Coma numérique

Février 2017, newsletter JFYI





A l’ère de la Préhistoire, nos ancêtres pigeaient que dalle à ce qu’il se passait ; ils mourraient de trouille au moindre coup de tonnerre, se faisaient grignoter leur famille par des tyrannosaures et ils se tapaient dessus avec des fémurs pour communiquer.

Maintenant, c’est l’ère de la post-vérité, et c’est génial!

En effet, avec les outils de notre époque, on est au courant de tout, partout, tout le temps. Grâce notamment à internet, le futur de la télévision, qui comme Darius Rochebin, dit toujours la vérité, on peut désormais en un clic acquérir toute l’information dont on a besoin. Je peux ainsi facilement connaître la date de naissance de Maître Gims sur Wikipédia, ou vérifier si j’ai un cancer à chaque fois que je saigne du nez à l’aide de Doctissimo. Page après page, s’ouvre à moi un univers de blogs rigoureux et de sites d’information consciencieusement documentés, aux articles irréprochables et instructifs de type : « Tous les gouvernements vous mentent », ou « Le nom de Justin Bieber mêlé à un scandale pédophile ». De plus, au moyen des nombreux tutoriels réalisés par des génies au chômage avec leurs webcams, je peux devenir journaliste moi-aussi, et inonder mon entourage de ma subtile définition de la vérité, ou ouvrir un cabinet de naturopathie, devenir consultant en énergies renouvelables, diététicien, coach de fitness, trader ou président. On est tous devenu des docteurs, et dans tous les domaines. On sait tout mieux que tout le monde ; mieux que les médecins, leurs études et leurs 30 ans de carrière, que les agriculteurs, qui vivent au contact de la nature depuis des générations, et que les politiciens, qui de toute façon, ont toujours tout faux.

Et la vérification des sources dans tout ça ?

Le fact checking? Mais c’est quoi ça encore? Une mesure de l’OMS pour lutter contre l’obésité? Le nouvel album de Kanye West? Encore un bricolage pour essayer de réparer une brèche dans la coque d’un navire qui prend dangereusement l’eau. Allez expliquer ça à un indigène de Papouasie-Nouvelle-Guinée, que le fact checking est une méthode consistant à vérifier la véracité et l’exactitude de chiffres et d'affirmations factuelles. Il va te dire que si on lui annonce qu’il va pleuvoir, il n’a qu’à sortir voir dehors s’il pleut, et que si on a été assez con pour perdre le contrôle d’un système qu’on a créé, on a qu’à s’en prendre à nous-même, et commander un ticket à Exit.

La différence entre hier et aujourd’hui, entre les campagnes d’Obama et celle de Trump, c’est que les sources ne se vérifient plus, elles se likent! Les facteurs déterminants ne sont plus la pertinence, mais la popularité d’une nouvelle, d’un événement. Et la recette pour attirer le client : c’est toujours plus de goût! Il faut de la misère bien explicite ; des images de narcotrafiquants en deux morceaux dans un caniveau, et des enfants sidéens sous-alimentés dans les bras de mamans qui pleurent. Il faut de la naïveté toute douce ; des bébés chatons trop mignons qui jouent avec un bouledogue français déguisé en père Noël. Il faut de la richesse inaccessible qui fasse briller les yeux, des gens célèbres qui disent que ça c’est bien, et ça c’est pas bien, de la musique anémique ou ultra-violente, des sports extrêmes ou de la méditation, du véganisme, de l’ascétisme, et du sexe bien cru, avec des gens qui s’enfoncent des trucs dans les orifices en dégoulinant et en hurlant que c’est ça qui est trop bon.

L’ère de la post-vérité, c’est un bouton qu’on met sur on ou sur off. C’est l’absence de nuance, la victoire définitive du digital sur l’analogique, des 1 ou des 0, sans compromis, sans équilibre.

On sait tout et on ne sait rien. Mais on fourre son nez partout parce qu’on estime être en droit de le faire ; on se précipite sur les dernières nouvelles, on s’indigne de notre monde inhumain lorsque un chien se fait électrocuter en pissant contre un lampadaire, et on s’extasie sur le dernier discours de Meryl Streep, parce qu’il est trop beau son message de paix universelle. On y va tous de nos petits commentaires de comptoir de bar qui alimentent les métastases de la confusion, et qui rongent les parties encore saines de notre discernement. Tout ça parce qu’on a pas réfléchi, parce qu’on s’est laissé guider par l’émotion comme des gamins insolents pourris gâtés qui piquent une crise au supermarché pour qu’on leur achète ce putain de jouet en plastique. Et si ça ne marche pas, on se mettra à chialer plus fort, pour que ça devienne insupportable, et qu’on obtienne ce qu’on veut. Pas parce que c’est bien pour nous, mais pour qu’on ferme notre gueule, et parce que ça fait vendre.

L’émotion profite, elle fait du cash, elle est dans l’instantané, dans le court terme, ce dont un monde mené par la croissance a besoin, mais avec les effets secondaires qui en découlent ; une planète qui commence à tirer la langue comme un asthmatique faisant la course avec Kilian Jornet.

Et si on s’arrêtait 2 secondes et qu’on prenait un peu de recul, on pourrait réfléchir un moment ? Oui mais ça va vite, pendant ce temps-là le monde il avance, et on a peur de pas pouvoir le rattraper.

S’adapter ou disparaître ; cette crainte de l’isolement, de se retrouver marginalisé, oublié. Alors nous aussi pour exister on exhibe nos vies palpitantes ; on poste vite une énième photo de son plat de pâtes sans gluten, de son salon au design vintage ou de sa fausse chaise Eames, de ses vacances au Sri Lanka, un selfie spontané soigneusement préparé pendant une heure, une vidéo de son chat qui se ramasse la porte après avoir glissé sur le parquet, ou celle de son nouveau-né qui fait des petits bruits marrants avec sa bouche, comme une imprimante qui déraille. Toutes ces données iront se perdre sur des disques durs, noyées dans un océan de gigaoctets, où chaque information digne d’intérêt mourra étouffée entre une vidéo de Gilles Dor, et un tutoriel expliquant comment jouer la musique de Star Wars avec un bâtonnet de glace.

Et là, comme dans un bar des musiciens plein à craquer à 4h du matin ; les serveurs sont saturés. Et à force d’ingurgiter des cocktails à la composition non identifiée, je commence à avoir des problèmes d’orientation. Dans mon estomac, dans mon cerveau : tout se mélange. Il y a trop. C’est un peu comme si j’avais le Paléo Festival dans mon appartement et qu’il fallait tout ranger en une heure, à moins d’y mettre le feu, c’est très difficile.

Alors j’éteins le wifi et contemple le silence. J’essaie de rassembler mes convictions, je cherche des preuves tangibles de mon existence. Quand dans la chaleur d’une vieille cuisine, je me retrouve avec mes amis autour d’un verre de vin ; lorsque je vois grandir mes projets ou je partage un moment avec ma famille ; quand je sens le vent sur mon visage ou un frisson me parcourir l’échine ; quand je fais l'amour, que je suis là, maintenant. Ces moments-là, ils ne peuvent pas être faux.

Frédéric Goncerut - Textes